Déchiffrer la guerre civile en Syrie en dix points
Cet article du 18 septembre 2013 reste très intéressant deux ans plus tard, face à l'actualité de la crise des migrants et de l'accord obtenu par les ayatollahs pour leur arsenal nucléaire.
En mars 2011, dans le sillage des "printemps
arabes", des incidents survenus dans de grandes villes syriennes ont
dégénéré en affrontements violents et prolongés entre l'armée et des
"rebelles", impliquant bientôt les armes lourdes et l'aviation.
Une guerre civile est désormais à l'œuvre
qui touche quasiment tout le territoire et toutes les catégories sociales et
ethniques du pays, dont 10% vivent désormais à l'étranger, dans les camps de
réfugiés des pays limitrophes.
Les feux de la guerre civile ont été allumés dans un pays
profondément troublé par des désastres climatiques et économiques. Des années
de sécheresse ont suivi l'édification de barrages en Turquie, alors que les
autorités entamaient dans le cadre d'un accord d'association avec l'Union
européenne une réforme catastrophique de l'agriculture. Une population rurale
en détresse quitte alors la terre pour le pourtour des villes où elle va mener
une existence misérable.
Cette Syrie troublée était vulnérable à la subversion, ce
qui ne pouvait échapper aux pays voisins très défavorables aux engagements du
régime au cœur de l'axe iranien.
Une fois déclenchée, une guerre en général, mais aussi une
guerre civile, suit un cours qui n'est pas vraiment prévisible. En tout état de
cause la Syrie est devenue l'épicentre d'un affrontement majeur dans une région
particulièrement sensible, impliquant presque toutes les puissances de la
planète, en particulier les États-Unis et la Russie.
1 – Une société profondément déstabilisée
La sociologie : la Syrie est un
pays multiethnique et pluri-religieux, surgi à grands coup de ciseaux de
l'accord franco-anglais Sykes-Picot de 1916.
- Les musulmans sunnites y sont majoritaires avec 74% des 22 millions d'habitants;
- les chiites sont 16%
- dont 11% d'Alawites
- et 5% de Druzes, de Duodécimains, et Ismaéliens.
- Parmi les sunnites il faut aussi mentionner les 2 millions de Kurdes qui vivent au nord.
- Les Chrétiens de multiples obédiences représentent à peu près 10% de l'ensemble. (Syriaques, Grecs, Melkites, Coptes, Maronites, Chaldéens, Assyriens, Arméniens, Protestants, etc.).
La population est "jeune":
le groupe 15-25 ans est passé de 2,5 à 4,6 millions de 1990 à 2010. Il y a là
un réservoir de "combattants" potentiels facilement manipulables.
Le régime : depuis 1970, à la
suite d'un coup d'état, la famille Assad, de la minorité Alawite, détient le
pouvoir. Bachar Assad a succédé à son père Hafez à sa mort en juin 2000. Le
régime est "laïc", "autoritaire", et non démocratique
(bien que fort loin de l'obscurantisme de l'Arabie et du Golfe). Il a su
rassembler autour de lui la classe marchande sunnite des villes et l'armée
dominée par les Alawites.
Il faut souligner que ce régime
conduit par des membres d'une minorité, assure une certaine protection aux
autres minorités, les Chrétiens en particulier, et tolère l'exercice libre des
cultes. Il diffère en cela, aussi bien de l'Égypte qui maltraite gravement
ses Coptes, que des voisins obscurantistes du Golfe où les régimes sont presque
toujours assis sur la majorité sunnite.
Une conjoncture économique
désastreuse : Le pays a connu quatre années successives de sécheresse
(2006-2010) qui ont conduit à une restriction de la production de céréales.
Soit un déficit de 500.000 tonnes en 2010 sur une production de 3,3 millions de
tonnes.
A cette situation s'ajoutent les
réformes agraires libérales découlant de l'accord d'association avec l'Union
européenne qui recommandait l'application d'un régime restrictif de
subventions. Sous l'effet de la sécheresse et du recul des subventions, de
nombreux paysans entrent dans "l'extrême pauvreté" et ils vont
peupler les bidonvilles de Damas et d'autres concentrations urbaines. C'est là
que se recruteront les premiers bataillons d'insurgés autochtones.
Et enfin l'inflation (17 % en 2008)
va sévir sous l'effet de la libération des prix des carburants et de la hausse
internationale des prix des produits primaires, précipitant encore
l'appauvrissement général.
La conjoncture politique (les
printemps arabe): a partir de décembre 2010, les "printemps
arabes" prennent leur essor à partir de la Tunisie. Les régimes arabes, en
échec économique, où les perspectives d'avenir d'une jeunesse nombreuse sont
inexistantes, connaissent une vague de contestation politique. En Syrie, cette
contestation prend rapidement la forme d'affrontements militarisés, ce qui en
fait une exception quand on songe à la Tunisie, à l'Égypte, ou à la Jordanie.
Cette militarisation a-t-elle été spontanée ou dérive-t-elle du grand conflit
contemporain du Moyen-Orient?
2 - La Syrie, champ d’affrontement du grand conflit
contemporain du Moyen-Orient
Depuis plusieurs décennies, le Moyen-Orient assiste à la
montée en puissance et en influence de l'Iran. Il existe aujourd'hui un axe
iranien (dit axe chiite) qui s'appuie:
• sur une alliance bien formalisée avec la
Syrie,
• sur une influence croissante en Irak, où les
chiites sont arabes mais majoritaires, un pays laissé à lui-même par Barak
Obama,
• et sur un groupe politico-militaire redoutable
appuyé sur la minorité chiite du Liban, le Hezbollah.
Cet axe représente un potentiel démographique considérable
de plus de 120 millions d'habitants, un potentiel pétrolier gigantesque
(Iran plus Irak), et une force militaire en passe de se doter d'un système
d'armes balistiques nucléarisées.
L'expansion iranienne menace directement les pays et Émirats
du pourtour du Golfe persique, dont les ressources en pétrole et en fonds
financiers sont énormes. Sur cette donne purement stratégique se surajoute la
donne religieuse qui oppose dans un conflit multi séculaire les sunnites ultra
majoritaires et les chiites. Il ne faut cependant pas surestimer l'impact du
seul clivage religieux dans les conflits en cours. Ce sont des pouvoirs et non
des religions qui s'opposent.
Cette montée irrépressible de l'Iran et de ses alliés est la
première préoccupation de l'Arabie saoudite, devenue le champion local de la
résistance à l'hégémonie nouvelle qui s'annonce.
De ce fait, l'Arabie saoudite, le Qatar, et les Émirats
soutiennent financièrement, diplomatiquement, politiquement et militairement
les rebelles syriens, avec des préférences selon les pays. Une chute du régime
Assad priverait l'axe iranien d'un maillon décisif, compromettant son accès
à la Méditerranée et la continuité logistique avec son "proxy"
libanais dirigé par Hassan Nasrallah.
L'Arabie saoudite a-t-elle assisté la rébellion syrienne
ou l'a-t-elle suscitée? Les éléments factuels manquent pour apporter une
réponse, mais la militarisation immédiate de la rébellion fait pencher pour la
seconde hypothèse.
En tout état de cause, s'affrontent aujourd'hui en Syrie:
• une coalition défensive au plan
tactique, mais offensive au plan stratégique, composée de l'Iran, de l'Irak, du
Hezbollah, et de la Russie;
• et une coalition défensive au plan
stratégique mais offensive au plan tactique, avec l'Arabie saoudite, le Qatar,
les Émirats, la Jordanie, la Turquie, la France et les États-Unis.
Bien entendu, au sein de chaque coalition les protagonistes
ne partagent pas des vues identiques et ils n'entretiennent pas des rapports
hiérarchiques. Ce sont des associations assez souples, où se dégagent dans
certaines circonstances des objectifs communs. Le régime Assad trouve en l'Iran
une alliance indispensable pour asseoir son pouvoir, sans adhérer à son
idéologie religieuse. Les Alaouites boivent de l'alcool par exemple. Les
Saoudiens multiplient les sollicitations du Satan américain et du Satan
israélien pour qu'ils se lancent à l'assaut de leurs frères chiites exécrés.
Simplement la Syrie a le malheur d'être aujourd'hui le champ de bataille
d'une puissante contre offensive saoudienne à l'expansionnisme iranien.
A cette internationalisation des enjeux répond une
internalisation des combattants de terrain. Gardes de la révolution iraniens et
troupes du Hezbollah libanais étoffent les forces du régime tandis que les recrues
du jihad mondialisé, en particulier venant d'Irak, grossissent les rangs de la
rébellion
3 – Le positionnement américain
Dès son arrivée à la Maison Blanche, Barak Obama a poursuivi
une politique de désengagement, presque à tout prix, des théâtres
militaires d'Irak et d'Afghanistan. Il a voulu instaurer avec le monde
arabo-musulman de nouvelles relations fondées sur le dialogue et la résolution
négociée des différends, "l'engagement".
Dès le début de son premier mandat, il a été poussé par des
pays comme l'Arabie ou la Jordanie à s'opposer par les armes à la puissante
poussée iranienne, matérialisée par le spectre de la nucléarisation de Téhéran.
Il avait résisté jusqu'à ce jour à leurs prières et à leurs injonctions.
Pourquoi?
• Parce qu'il refusait l'idée d'une
nouvelle guerre américaine en terre d'Islam, première raison de la réticence de
son administration à intervenir en Syrie malgré le spectacle épouvantable de la
guerre civile en cours.
• La seconde raison tenait aux
conséquences prévisibles d'une intervention.
S'ils appuyaient le régime Assad, les USA conforteraient
l'axe iranien qui est en train de se doter d'armes nucléaires, qui menace
Israël, et qui viole les traités internationaux et les décisions de l'ONU. Le
simple remplacement d'Assad par une personnalité plus "présentable"
au sein du même régime, n'a pas pu aboutir.
S'ils appuyaient les rebelles syriens et abattaient ainsi le
régime en place, la situation ne serait pas meilleure:
- le pouvoir pourrait tomber entre les mains de jihadistes proches d'al Qaeda,
- les minorités Alawite et chrétienne seraient en grand danger d'être massacrées,
- les Kurdes pourraient tenter une sécession comme en Irak, déstabilisant un peu plus la Turquie, le chaos pourrait s'installer avec à la clé une partition du territoire ,
- des affrontements interminables entre milices, et une dislocation de l'État sur le modèle somalien ou libyen pourrait advenir.
Toutes ces raisons ont conduit Obama à différer autant qu'il
l'a pu l'implication des États-Unis en Syrie. Mais l'attentisme est une ligne
désormais plus difficile à tenir :
• l'aggravation du chaos de la guerre civile, le
spectacle des morts et des destructions troublent les opinions intérieures
occidentales;
• on estime à 2 millions le nombre de réfugiés
syriens en Jordanie, en Turquie et au Liban. Les risques encourus par les pays
d'accueil, le Liban et la Jordanie entre autres, sont majeurs. Il faut en outre
compter aussi environ 7 millions de réfugiés intérieurs. Cela donne une idée du
traumatisme monstrueux subi par la population syrienne, les enfants en
particulier;
• la ligne rouge de l'emploi des armes chimiques
imprudemment fixée en septembre 2012 force le président américain à revoir en
partie sa politique non-interventionniste.
C'est dans ce contexte qu'Obama a décidé dans la seconde
quinzaine du mois d'août d'intervenir militairement, sous le prétexte aisément
médiatisable de l'usage de gaz chimique par le régime syrien contre son peuple.
4 – Le positionnement israélien
Israël s'est déclaré étranger à la
guerre civile syrienne. De ce fait il a considéré que les menaces formulées par
le régime Assad et par le Hezbollah contre lui en cas d'intervention étrangère
en Syrie, auraient dû déclencher un mouvement d'indignation en Occident. Il
n'en n'a rien été, bien entendu.
Par ailleurs, Israël s'est déclaré
prêt à intervenir (et il l'a fait effectivement à plusieurs reprises dans une
grande discrétion) si des armes conventionnelles avancées ou des armes
chimiques se retrouvaient aux mains du Hezbollah ou de tout autre groupe
terroriste. Israël utilise par ailleurs le principe du retour de feu: en cas de
débordement de la guerre sur son territoire, il riposte de façon proportionnée
en ciblant les positions sources des tirs.
A titre humanitaire il a aussi
soigné plusieurs centaines de civils et combattants syriens blessés dans ses
hôpitaux. Malheureusement leur sort est incertain quand ils rentrent chez eux.
Il n'y a pas de préférence
officielle israélienne sur l'après Assad puisqu'Israël a pour doctrine de ne
pas s'ingérer dans les choix politiques de ses voisins arabes. D'autant que son
soutien vaut dans tous les cas condamnation immédiate par la rue arabe.
Il y a cependant en Israël des
débats d'experts sur les solutions imaginables à l'impasse actuelle. Le
maintien des Assad équivaut à une emprise renforcée de l'ennemi iranien aux portes
du pays. Une division de la Syrie selon les lignes de partage ethnique serait
très complexe à réaliser vu l'imbrication des populations. La dislocation de
l'État syrien, à l'exemple du Sinaï ou de la Libye, installerait au nord
d'Israël une guerre permanente entre les jihadistes salafistes et les
"fous de Dieu" iraniens.
Israël n'a pas d'autre choix dans
cet imbroglio, que d'être fort et vigilant.
5 – L’engagement franco-britannique
Dès que l'éventualité d'une action militaire américaine
s'est précisée, le Royaume Uni et la France se sont déclarés favorables à une
action directe. Ils disent en avoir été partisans depuis longtemps sans être
écoutés. Ces deux pays avaient été déjà en pointe dans la guerre de Libye de
2011, les États-Unis se contentant alors de "diriger depuis
l'arrière" selon une formule du président Obama qui passera à la
postérité. Pourquoi ces positions en pointe?
La France et le Royaume Uni sont deux puissances
d'importance secondaire qui bénéficient pour des raisons historiques d'un droit
de veto au Conseil de Sécurité de l'ONU. Pour justifier leur statut de grand
acteur de la communauté internationale, ces deux pays considèrent qu'ils ne
peuvent être absents des grands évènements qui scandent l'histoire
contemporaine. Et pour tirer parti de leur statut, ces deux pays mettent
leur influence "disproportionnée" au service d'un grand acteur
international et grand voisin, privé du même avantage, le monde arabe.
C'est pour cela que les positions prises par les deux pays au Conseil de
Sécurité donnent régulièrement satisfaction au point de vue arabe (quand il
s'en dégage un, ce qui est le cas sur Israël généralement).
Pour bénéficier des avantages de "l'amitié
arabe" (pétrole, marchés, finances), avant tout celle de l'Arabie saoudite,
des Émirats et autres États du Golfe, et se rapprocher de la Turquie, la France
et le Royaume Uni appuient dès 2011 la politique saoudienne en Syrie, et
tentent de forcer la main à l'oncle Sam "fatigué" de faire la guerre.
Bien naturellement, les deux États se sont déclarés immédiatement volontaires
pour une intervention en Syrie aux cotés des Américains, avant que le Parlement
britannique n'appose son veto. La France a continué à communiquer seule sur un
ton martial, sans faiblir, jusqu'à sombrer dans le ridicule quand Obama a
décidé sans crier gare de faire un virage à 180° et d'enterrer les frappes
annoncées.
6 – Le positionnement des opinions publiques
Dans le monde arabe : l’opposition à toute intrusion
militaire occidentale, de toute nature, est irréductible. La haine de
l’Occident est sans limites (base religieuse, conflit de civilisation,
décennies de propagande). Au point que la Ligue arabe doit déguiser sa demande
d’intervention par des déclarations de neutralité feintes.
En Occident : le refus d'une intervention est très
majoritaire, et croissant malgré les efforts d’Obama, de Kerry et de Hollande.
Pourquoi ?
• Les buts de guerre ne semblent pas
clairs, et la région fait l'effet d'un marécage insondable et sanglant.
Les deux camps en présence sont perçus comme égaux en violence et en
sauvagerie. Pas question donc pour l'opinion de s’enliser dans un tel bourbier
après les échecs en Irak et en Afghanistan;
• Les priorités écrasantes aux yeux de
tous sont le chômage, le niveau de vie, la fiscalité et la menace de crash
économique : dans ce contexte l’intervention en Syrie est perçue comme une
diversion de plus des politiciens;
• Les gouvernants impliqués au premier chef, Obama et
Hollande, ont une image particulièrement altérée. La majorité n’est absolument
pas prête à faire confiance à ces dirigeants insaisissables, tenant un discours
moral qui sonne faux.
Cette incapacité des dirigeants européens et américains à
convaincre l'opinion est le signe d'un clivage inédit et hautement préoccupant
entre les peuples et leur leadership actuel en Occident.
7 - Qui sont les rebelles syriens?
Pour simplifier on distingue généralement deux grandes
catégories de rebelles syriens:
• les "modérés": ils
rassemblent des sunnites issus des défections du régime de Assad, des
"laïcs" syriens, mais aussi des islamistes opposés à Al Qaeda comme
les Frères musulmans. Ils œuvrent sein du Front islamique de
Libération de la Syrie. 20 unités militaires de ce Front seraient loyales
au Conseil Militaire Suprême du général Salim Idriss soutenu par l'Occident. Ce
dernier contrôlerait de puissantes brigades autour de Damas et d'Alep (Liwa
al-IslamBrigades, Tawid Brigades, Farouq Brigades)
• les "islamistes"
salafistes dont les figures de proue sont le mouvement Jabhat al-Nusra et
l'ISIS (Islamic State in Iraq and Syria), des expressions locales d'al Qaeda,
loyales à Ayman al-Zawahiri, le successeur de Ben Laden.
On se demande ensuite qui des deux catégories, modérés ou
islamistes, pourrait l'emporter. L'enjeu de cette question est décisif. Si les
modérés dominent la rébellion, l'Occident peut éventuellement miser sur elle,
même avec des réticences. Si ce sont les jihadistes, l'Occident devrait
s'abstenir. Les Européens affichent leur conviction que les "modérés"
sont hégémoniques. Ils approuvent donc majoritairement des livraisons d'armes
aux rebelles dès juin 2013 à Doha. Les partisans américains d'une intervention,
comme John McCain, vont dans le même sens en gommant énergiquement l'évidence
de leur radicalisme.
La ligne de partage entre les modérés et les
islamistes est extrêmement floue en réalité, et les passerelles entre eux
nombreuses. Le Front Islamique de Libération semble être le déguisement des
Frères musulmans syriens, dont l'idéologie est un décalque de celle de
l'égyptien Morsi ou du Hamas. Ils sont prêts à accepter un système électoral à
condition que seul un sunnite puisse se présenter, en aucun cas un chrétien.
Leur affiliation au général Idriss est utilitariste. C'est le seul canal pour accéder
au gros de l'aide financière et militaire des Occidentaux et des pays du Golfe.
Il n'y a aucune structuration entre les milices, ni aucun commandement
opérationnel syrien unifié autour de Idriss. La puissante milice Ahrar al-Sham
qui a pris la capitale provinciale de Raqqa travaille avec le Front, et elle
est purement et simplement islamiste. Des unités relevant d'al Qaeda ont aussi
rejoint le Front par opportunisme.
La destination effective de l'aide et des armes occidentales
est donc totalement aléatoire, et globalement les rebelles modérés sont au
mieux des Frères musulmans. Une récente étude de Jane's atteste du rôle
hégémonique des islamistes "durs" en Syrie.
8 - Les revirements d’Obama et leur signification
Suite au massacre du 21 août 2013 dans le quartier de
Ghouta, dans la banlieue Est de Damas, dont l'ampleur et la responsabilité sont
en fait très mal élucidés, les Américains ont fini par annoncer avec beaucoup de
circonspection leur intention d’intervenir militairement dans le conflit
(intervention brève, ponctuelle, mais la violence et la durée des frappes
annoncées variera en fonction des impératifs de communication d'Obama).
Si comme l'affirme le rapport des inspecteurs de l'ONU, le
gaz sarin a bien été présent, il y a deux thèses radicalement opposées sur la
nature, l'ampleur et la responsabilité du massacre de Ghouta :
- Le régime Assad est responsable : c'est la thèse franco-américaine, plus généralement occidentale. Le massacre au gaz sarin aurait été massif (plus de 1.400 morts pour les Américains) et imputable au régime syrien : dans ce cas l’intervention US est justifiée par la « ligne rouge » énoncé par Obama un an plus tôt. Les franco-américains prétendent ne pas vouloir renverser le régime Assad, mais le punir pour des raisons morales, et l’empêcher de recommencer à employer l’arme chimique. Dans une version édulcorée, la décision d'utiliser le gaz sarin aurait été prise non par Assad mais par des échelons subalternes. Le régime devait quand même assumer la responsabilité du massacre selon les franco-américains.
- Les rebelles sont responsables : l'autre thèse impute les évènements du 21 août à une mise en scène américano-saoudienne destinée à justifier des frappes contre le régime Assad au bénéfice des rebelles, donc du projet saoudien. Ceux-ci veulent briser l’étau iranien à leurs portes (l'axe « chiite » avec l'Iran, la Syrie, le Hezbollah) qui menace leur pays, l'Arabie saoudite, et les États du Golfe en priorité.
Chacune des deux thèses, y compris celle qui implique plutôt
les rebelles, bénéficie d'argumentaires et de "preuves" en images
plus ou moins recevables. Il n'y a rigoureusement rien dans le rapport des
inspecteurs de l'ONU publié le 16 septembre qui permette d'imputer la
responsabilité à Assad plutôt qu'aux rebelles, même si la presse française
l'affirme sans nuances.
Mais le 31 août, il se produit un coup de théâtre dans les
jardins de la Maison Blanche. Juste après avoir fait prévoir des frappes
imminentes par le truchement d'un John Kerry soudainement agressif, Obama
annonce qu'il a décidé de subordonner toute frappe à une autorisation du
Congrès, autorisation dont il peut légalement se passer. Pourquoi ?
- L’opinion publique occidentale, et surtout américaine, s’avère très opposée à cette action, et Obama ne parvient pas à la retourner (sa propre image présidentielle est très affectée par les révélations sur l’utilisation politique de l’administration fiscale NRS);
- L’allié britannique traditionnel est obligé de se retirer de la coalition après le vote négatif de son Parlement;
- A l’exception de la France, peu d’États occidentaux acceptent clairement de participer militairement à une coalition. C'est un indice écrasant de l'isolement franco-américain;
- Les adversaires politiques de l’intervention invoquent l’illégalité de cette initiative en l’absence d’un vote du Conseil de sécurité de l’ONU;
- L'éparpillement des rebelles en groupes nombreux et parfois opposés entre eux, l'absence d'un leadership, montrent qu'il n'y a pas à ce jour une alternative crédible au régime Assad pour assumer un pouvoir solide et unifié en Syrie. Comment frapper sans alternative pour "le jour d'après"?
Dans ce contexte politique d'incertitude, d'impopularité et
d'isolement, Obama ressent le besoin urgent d'associer la représentation
américaine à la décision d'intervention, à la fois pour légitimer cette
intervention et pour mettre en difficulté les Républicains de l'opposition. Si
ces derniers refusent leur vote, ils auront paralysé la politique du Président
qui voulait agir; s'ils acceptent, ils devront endosser la responsabilité d'un
éventuel fiasco.
La proposition Poutine du 9 septembre (adhésion de la Syrie
à la Convention internationale d'interdiction des armes chimiques et mise sous
contrôle de son stock chimique) amène le président américain à différer
le vote du Congrès et toute intervention pour un temps certain. Est-ce pour lui
une contrainte désagréable ou une opportunité providentielle ?
9 – La furia de François Hollande
Après la défection britannique, la France s'est singularisée
par des positions radicales sur l'impératif moral d'intervenir en Syrie. Sous
Sarkozy déjà la France appelait au soutien à la rébellion, et dès septembre
2012 Hollande reconnaissait en premier la fumeuse "Coalition nationale
syrienne". Le 27 août, François Hollande risquait une diatribe martiale
devant les ambassadeurs: "La France est prête à punir ceux qui ont pris la
décision effroyable de gazer des innocents."
Il n'et pas question d'examiner ici pourquoi et comment le
président français a dû manger à plusieurs reprises son chapeau, la
"punition" élyséenne se réduisant à un accord de désengagement passé
en tête à tête entre les Russes et Américains pour couvrir le refus d'Obama de
faire parler les armes. En tout état de cause, le projet d'intervention était
planifié à Washington et les grands choix militaires alternatifs (frapper les
palais d'Assad et le renverser, frapper uniquement les aérodromes pour paralyser
son armée, frapper les vecteurs des armes chimiques et conserver Assad, frapper
les rebelles islamistes) échappaient intégralement à la France, déclaration
martiale ou pas. Le calendrier de l'intervention lui échappait tout aussi
intégralement puisque les frappes sont finalement sorties de l'actualité sans
avoir vu le jour.
L'affaire, telle qu'elle a été conduite par François
Hollande, a tourné à la pantalonnade. Cependant son attitude en pointe,
sur les brisées de Nicolas Sarkozy, loin d'être celle d'un "caniche"
de l'Amérique, exprimait ce qu'il estime être un intérêt national, un invariant
bien classique de la politique étrangère.
La France est titulaire, comme le Royaume Uni, d'un droit
de vote au Conseil de Sécurité de l'ONU, on l'a vu. Pour justifier ce statut
inespéré, on l'a vu aussi, ces deux pays s'efforcent d'être présents sur les
grands sujets qui préoccupent la communauté internationale, même si cette
présence et virtuelle et se réduit à de la communication. En même temps, les
deux pays "rentabilisent" leur avantage hérité de l'histoire et
confortent leur influence en appuyant les intérêts d'un partenaire
"naturel", le monde arabe dont ils recherchent les faveurs.
C'est ainsi que François Hollande a fait
beaucoup de communication, trop peut-être. Trop de communication tue la
communication. Ce faisant, il a représenté de la façon le plus démonstrative
les intérêts de la résistance arabe à la poussée iranienne, avant tout ceux de
l'Arabie saoudite et des pays du Golfe.
En
témoigne sa photo emblématique du 13 septembre 2013 sur le perron de l'Élysée
en compagnie des ministres des affaires étrangères des Émirats de l'Arabie
saoudite et de la Jordanie.
Le camp opposé à Téhéran au grand complet. Mais Hollande
reçoit, comme second couteau, les ministres des affaires étrangères arabes, de
simples collaborateurs des maîtres de la décision. Le sort du monde se joue sur
un autre échiquier.
L'énergie déployée par le président français était donc
une expression de la permanence de la "politique arabe" rendue possible
par le statut "surdimensionné" de grand acteur international qui est
échu à la France au gré des circonstances de l'après guerre. Cet invariant du
choix arabe systématique doit rester toujours à l'esprit quand on observe les
positions françaises dans le conflit israélo-arabe, incroyablement biaisées en
faveur des Arabes et stigmatisatrices d'Israël.
10 – L’Iran d’abord
La durée et la sauvagerie de la guerre civile syrienne
trouvent leur origine dans l'alliance de ce pays avec l'Iran, une puissance
émergente au seuil de l'arme nucléaire, assoiffée de pouvoir, qui a d'ores et
déjà changé les données stratégiques de toute la région du Golfe persique.
Dès son arrivée à la Maison Blanche, Barak Obama s'était
employé à appliquer sa doctrine de "l'engagement" et à rechercher le
dialogue avec les ayatollahs.
Y voyant une preuve de faiblesse et un cadeau du ciel,
ces derniers ont poussé les feux de leur programme nucléaire et balistique.
Ils ont forcé leur production d'uranium militarisé en multipliant les
centrifugeuses, y compris depuis l'élection du "modéré" Rouhani. Ils
sont en train désormais d'explorer la filière du plutonium en développant le
réacteur à eau lourde d'Arak. Ils ont accru en même temps la portée et la
fiabilité de leurs missiles.
La réaction d'Obama a consisté en un arsenal de sanctions
qui a démontré ses limites, puisque les programmes militaires iraniens se
poursuivent sans donner le moindre signe d'essoufflement. Ces derniers jours,
Iraniens et Américains ont convenu d'un calendrier de rencontres directes. On
ne peut en attendre que ces atermoiements et autres ruses politiques dont
les Iraniens sont coutumiers.
Il est évident que si l'Iran parvient à se doter d'armes
nucléaires et balistiques opérationnelles, -à l'échéance d'une année selon les
experts-, la résistance saoudienne ne fera pas le poids malgré ses milliards de
dollars. On verrait toute la région du Golfe, avec ses ressources financières
et pétrolières incalculables, basculer irrésistiblement dans un nouvel imperium perse,
immensément puissant et farouchement hostile à l'Occident et à Israël.
En renonçant à des frappes contre le régime de Assad, Obama
a reculé devant l'aventure risquant d'aboutir à la substitution d'un chaos
islamiste à un régime à bout de souffle. Un choix cornélien. Mais il ne
faut pas s'abuser soi-même. La guerre appelle la guerre. A l'instar de la
guerre d'Espagne, le Hezbollah et les Gardiens de la Révolution gagnent en
maîtrise de l'art de la guerre dans les sables mouvants syriens plus qu'ils
n'usent de ressources. Ils en sortiront plus aguerris et redoutables.
Le seul moyen de conjurer cette menace historique sur tous
les équilibres de la planète, en particulier ceux qui permettent à l'Europe
d'exister, c'est de profiter de l'avantage militaire occidental actuel pour annihiler
toutes les infrastructures de l'armement nucléaire iranien. Le temps presse, et
il joue en faveur du régime des ayatollahs. Il est minuit moins une, et dans
l'horloge de l'Histoire, les aiguilles ne tournent que dans un seul sens.
Jean-Pierre Bensimon
Pour un autre regard sur le Proche Orient n°12, le 17
septembre 2013